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L’Islamophobie se radicalise de plus en plus en France

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Le chercheur français, Olivier Le Cour Grandmaison estime que la France fait actuellement face à « une radicalisation du discours islamophobe » qui est « légitimé » ou « réhabilité » par des politiciens, généralement en quête de pouvoir ou de sa préservation, des médias « mainstream » mais également d’une partie des académiciens et intellectuels français.

Interrogé vendredi par l’Agence Anadolu (AA) sur les facteurs expliquant la progression de l’islamophobie en France ces dernières années, le politologue y a attribué la résonance d’un contexte national et international :

« Il y a des raisons qui sont immédiatement liées à une conjoncture nationale, plus fondamentalement des raisons plus anciennes qui sont liées à une conjoncture internationale. Il est clair que depuis un certain temps on assiste à la réhabilitation d’une islamophobie dont il faut dire qu’elle est une islamophobie « élitaire », en ce sens où elle est assumée par des responsables politiques de droite comme de gauche, qu’elle est assumée par un certain nombre de journalistes et de figures médiatiques qui considèrent très tranquillement qu’il est possible d’être islamophobe, et au fond en partie l’implicite de cette affirmation et qu’il est nécessaire d’être islamophobe dans la mesure où cette proposition est aujourd’hui pensée comme indispensable pour la défense de l’unité de la République, indispensable pour la défense de l’unité du pays, indispensable pour la défense de la laïcité.

Et prétendument, indispensable pour la défense de l’égalité entre les hommes et les femmes, a noté le chercheur français.

Le Cour Grandmaison fait état d’une tendance à une « légitimation en boucle » de l’islamophobie en France à travers les décisions et les discours politiques favorisant également une désinhibition des discours islamophobes par un « emballement » médiatique :

« C’est une situation singulière […] : nous assistons à une évolution politique très spectaculaire avec une radicalisation des discours à l’endroit de la religion musulmane. Nous assistons également dans les médias, et dans certains médias en particulier, à une radicalisation de cette parole également. Avec des effets en boucle de légitimation, c’est-à-dire plus les responsables politiques (je pense – et il n’est pas le seul – au ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin) estiment et tiennent des propos stigmatisant à l’endroit des Musulmans, plus un certain nombre de journalistes s’autorisent à tenir des propos semblables, d’où une espèce […] d’emballement rhétorique sur ces questions. Et du fait que, d’une part les premiers concernés (les Musulmans), ne sont effectivement pas consultés, et d’autres spécialistes de l’Islam sont consultés, mais pas par les médias mainstream », constate encore le politologue.

Liens entre le colonialisme français et l’islamophobie

Interrogé sur les liens éventuels pouvant être établis entre la conceptualisation de l’Islam et des Musulmans dans l’histoire coloniale française, et la conceptualisation, aujourd’hui, avec les Musulmans en France, Le Cour Grandmaison fait état de « continuités » dans « l’islamophobie savante et élitaire en France » :

« Pour avoir étudié dans un ouvrage qui a été publié en 2019 [1], « Les origines de l’islamophobie savante et élitaire en France à l’époque coloniale », on constate qu’il y a, en dépit des différences notables, des continuités très importantes entre les textes qui ont été rédigés à la fin du XIXe et le début du XXe siècle, et pendant toute la période de l’entre-deux guerres et la période actuelle », note le chercheur citant quelques exemples :

« La thèse selon laquelle « l’Islam serait une religion de guerre », est une thèse développée notamment par celui qui était à l’époque un grand professeur au Collège de France et qui jouit de légitimité académique, scientifique et politique très importante, à savoir, Ernest Renan. La conséquence de cette première proposition étant que « la religion musulmane est une religion qui favorise le fanatisme », et on retrouve aujourd’hui sur des formes diverses, appuyées par des événements effectivement dramatiques de l’actualité nationale et internationale.

Ce type de discours qui alimente aujourd’hui une réhabilitation de cette thèse selon laquelle « l’Islam ferait peser une menace existentielle sur la République, sur un certain nombre de principes, sur le principe de la laïcité, et sur un certain nombre d’autres principes et d’autres situations jugées aujourd’hui essentielles, à savoir entre autres l’égalité homme-femme », constate le politologue, notant également un lien entre l’obsession du voile en France et les campagnes de « dévoilement » pratiquées dans l’Algérie française :

« À la fin de la guerre d’Algérie, il y a eu à Alger, donc dans la capitale de ce qui était encore « L’Algérie Française », des opérations de dévoilement menées avec l’aval des autorités politiques et militaires », rappelle le chercheur faisant état d’une forme d’autolégitimation civilisationnelle des colonisateurs français :

« Il s’agissait de faire croire que la puissance coloniale française, certes défendait ses intérêts, mais défendait des intérêts au fond qui étaient relatifs ou coïncidaient avec un combat pour l’émancipation et notamment un combat pour l’égalité homme-femme. (Il s’agissait également) de renvoyer, ceux qui luttaient contre la puissance coloniale française, du côté d’une forme d’obscurantisme et de fanatisme.

Et le retour aujourd’hui en France, un retour qui est quasi obsessionnel, de la question du voile, témoigne là aussi, de formes certaines de continuités puisqu’à l’occasion des débats relatifs à la loi sur le séparatisme, on a vu de nouveau, un certain nombre de propositions tendant à interdire la possibilité pour les femmes musulmanes de porter un voile dans l’espace public », note encore l’académicien faisant référence au projet de loi « tendant au renforcement des principes républicains », récemment voté par l’Assemblée nationale française et qui sera soumis à un débat au Sénat à la fin du mois courant.

Olivier Le Cour Grandmaison souligne également que le droit de porter le voile dans l’espace public est une « liberté fondamentale » en France :

« Faut-il le rappeler, à l’encontre de décisions, qui ont été celles entre autres, du conseil d’État qui considère qu’il est tout à fait possible pour les femmes musulmanes de porter le voile dans l’espace public ; d’autant plus, rappelle cette plus haute instance administrative, qu’il s’agit encore une fois d’une liberté fondamentale », souligne le chercheur français.

Dans son parallèle entre l’époque coloniale et la situation actuelle en France, Le Cour Grandmaison évoque également des changements qualifiés de « discontinuités » dans le regard d’une certaine élite française sur l’Islam et les Musulmans en France :

« Il y a une guerre qui a été perdue par la France sur le plan politique et militaire, qui est une défaite qui reste pensée comme un traumatisme national par un certain nombre de forces politiques, la guerre à laquelle je fais référence, c’est la dernière guerre d’Algérie qui s’est achevée le 19 mars 1962. […] Elle fait encore aujourd’hui, en France, l’objet, d’une part significative des débat universitaires, mais encore de polémiques pratiquement incessantes », note l’académicien.

Imputer à ceux qui sont discriminés la responsabilité de leur situation : figure rhétorique très classique

Olivier Le Cour Grandmaison constate une stigmatisation des Musulmans de France à travers un ensemble de clichés et de discours qu’il décrit comme « passablement mythologiques et très éloignés des réalités des quartiers populaires » :

« C’est de faire des Musulmans, par-delà la diversité à la fois religieuse, politique qui est la leur […], de faire croire qu‘il s’agit d’un bloc homogène et de faire croire que ce bloc homogène est aujourd’hui engagé dans une action de communautarisme, comme c’est souvent dit, de « séparatisme ». Le terme est relativement nouveau (séparatisme), il me paraît être l’expression d’un renforcement de stigmate dans la mesure où jusqu’à présent ce qui était reproché aux Musulmans, réels ou imputés, c’était de constituer des sortes de communautés à l’intérieur de la République. Aujourd’hui par les usages et les recours à la catégorie de séparatisme, il s’agit de faire croire, que ces communautés cherchent à faire sécession, s’organisent selon des critères juridiques et politiques et religieux distincts de ceux de la République.

Ce qui repose là encore sur une sorte de construction discursive et passablement mythologique, très éloignée des réalités des quartiers populaires », constate l’académicien.

Interrogé sur la contradiction dans le discours du gouvernement français qui affirme d’une part, que les Musulmans en France ont des difficultés d’intégration à la société française, et qui d’autre part met en place des lois islamophobes qui mettent les Musulmans à l’écart du reste de la population, le chercheur n’y voit aucune nouveauté :

« C’est une figure rhétorique très classique des propos de types racistes, et/ou islamophobes que d’imputer à ceux qui sont discriminés la responsabilité de leur situation. Cela permet de faire entendre que les difficultés qu’ils rencontrent ne sont pas liées à des discriminations institutionnelles et systémiques, mais que les difficultés qu’ils rencontrent sont liées à la nature de leurs habitudes, ces habitudes sont religieuses et/ou culturelles », rappelle le chercheur.

« Autrement dit, l’implicite ou l’explicite de la thèse, c’est que ces Musulmans, parce qu’ils sont musulmans, sont réputés inassimilables ou inintégrables dans la République, ou en tout cas rétifs à cette intégration. Évidemment cela, contribue à renforcer l’opinion selon laquelle « ces musulmans représentent effectivement un danger » ; qu’après, que le gouvernement prenne des dispositions à l’endroit des musulmans, n’est à mes yeux pas contradictoires, dès lors que les musulmans sont encore fois pensés comme faisant peser une menace.

La logique de ces discours étaient évidemment de prendre un certain nombre de mesures destinées à tenter de conjurer cette menace et à faire croire que le gouvernement est de ce point de vue cohérent entre les discours qu’il tient, et les propositions de lois ou les projets de lois qu’il dépose à l’Assemblée nationale », note encore Olivier Le Cour Grandmaison.

**Impacts d’une « loi islamophobe » sur l’image de la France dans le monde

Interrogé sur l’impact du projet de loi « séparatisme » débattue à l’Assemblée nationale et au Sénat, le chercheur français établit le constat suivant :

« Rappelons qu’au moins, une institution administration indépendante française, qui n’est pas composée « d’islamo-gauchistes », pour reprendre cette expression stigmatisante, qui est la Commission consultative des Droits de l’Homme, a fait un certain nombre de remarques que cette commission a rendu publiques à l’endroit de cette loi, en estimant qu’elle était susceptible de porter atteintes à des droits et libertés fondamentaux. Cela confirme à mes yeux, et aux yeux d’un certain nombres d’analystes, que cette loi est d’une part une loi islamophobe et d’autre part en tant qu’elle est une loi islamophobe, une loi qui porte potentiellement atteinte à des droits et libertés fondamentaux ».

Concernant l’avenir des relations de la France avec les pays musulmans, Le Cour Grandmaison n’est pas foncièrement convaincu d’un impact important du projet de loi « confortant les principes républicains » ou des discours islamophobes devenus quotidiens en France :

« C’est très difficile à dire, mais j’ai la faiblesse de croire que compte tenu des intérêts économiques, financiers, stratégiques éventuellement sécuritaires, les pays « dit » musulmans, ne seront pas particulièrement virulents à l’endroit de cette disposition, comme cela a été le cas dans le passé. Dans la mesure où dans le cadre des échanges inégaux, les rapports de forces inégaux, ces pays savent très bien que des critiques particulièrement virulentes à l’endroit du gouvernement français, de cette loi en particulier, pourraient avoir des conséquences néfastes du point de vue de leurs relations avec la France et y compris d’ailleurs avec l’Union européenne. Je n’attends pas grand-chose, des gouvernements de ces pays », déclare le chercheur.

Le lien entre la radicalisation des discours islamophobes et l’agenda électoral en France

Interrogé sur le constat que le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, consacre une grande partie de son temps et de ses discours à l’Islam et aux Musulmans, le politologue rappelle notamment l’approche des élections présidentielles prévues en 2020 en France :

« Je pense que dans la séquence politique qui est la nôtre, à la veille d’une campagne présidentielle dans laquelle l’actuel président Emmanuel Macron ne va pas tarder à se lancer, il s’agit pour le président de la République via son ministre de l’Intérieur Darmanin, de tenter de fidéliser un électorat de droite et d’extrême droite dans un contexte de radicalisation politique certaine des discours. Et dans un contexte où un certain nombre de sondages nous montrent que Marine le Pen candidate à la prochaine élection présidentielle du Rassemblement national (RN), réalise pour autant que les sondages nous permettent de le dire, des scores extrêmement importants, au premier comme au second tour [des élections présidentielles].

Et donc c’est une menace très importante pour celui qui va bientôt être en campagne à savoir, Emmanuel Macron, et Darmanin est chargé en partie de chercher à conjurer la dite menace (Le Pen). C’est la raison pour laquelle il a pu au cours d’un débat télévisé avec Marine Le Pen faire entendre cette musique tout à fait singulière que Marine Le Pen sur la question de l’Islam était jugé par lui, comme « molle », là où Darmanin estimait que lui, et le gouvernement auquel il appartient, étaient beaucoup plus efficaces et beaucoup plus durs à l’endroit de la lutte contre l’islamisme et l’Islam en particulier », note le chercheur constatant que la rhétorique islamophobe constitue une menace durable, mais également un éventuel risque croissant pour la France :

« Je pense que l’un des facteurs de la mise à l’agenda politique, juridique et médiatique quasi permanente de la question de l’Islam est en partie lié à l’approche des élections présidentielles et également lié à ce que j’estime être une « dégradation très spectaculaire de la situation politique française sur ce point », et au fait que plus ce gouvernement et le chef de l’État reprennent à leurs comptes un certain nombres d’éléments rhétoriques de la droite extrême, plus ils banalisent ces thèmes, et plus grand est le risque qu’effectivement cette rhétorique prospère.

Je crains hélas, qu’au cours de la campagne des élections présidentielles, la question de l’Islam, la question des mesures à prendre contre les Musulmans en France, soient bien sûr de nouveau à l’agenda de cette campagne et à l’agenda politique », conclut le politologue français, Olivier Le Cour Grandmaison.

Notes :

[1] Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Paris, La Découverte, 2019