Dans un contexte de tension sociale et économique, notamment sur le pouvoir d’achat, le président, Emmanuel Macron a convié plusieurs dirigeants du monde entier pour célébrer le centenaire de la fin de la première Guerre Mondiale.
En prélude à ce grand événement du 11 novembre, le chef de l’État français, accompagné de son épouse Brigitte, était en périple mémoriel inédit de plusieurs jours (4-10 novembre) dans une dizaine de départements à travers l’est et le nord de la France, sur les lieux qui furent, jadis, le théâtre des batailles de la Grande guerre et dont certains n’avaient jamais été, jusqu’à présent, visités par un président français.
Le coup d’envoi du périple a été donné à Strasbourg, capitale européenne et symbole de la réconciliation franco-allemande, où Emmanuel Macron a assisté, en compagnie de son homologue allemand, Frank-Walter Steinmeier, à un concert donné par l’orchestre symphonique de l’Académie supérieure de Strasbourg, dans la cathédrale « Notre Dame » sur le thème de la paix européenne.
Cette rencontre à Strasbourg sera l’occasion pour le chef de l’État d’évoquer ce que l’Europe a apporté et, qu’aujourd’hui, elle « …est face à un risque: celui de se démembrer par la lèpre nationaliste et d’être bousculée par des puissances extérieures. Et, donc, de perdre sa souveraineté. C’est-à-dire d’avoir sa sécurité qui dépende des choix américains et de ses changements, d’avoir une Chine de plus en plus présente sur les infrastructures essentielles, une Russie qui, parfois, est tentée par la manipulation, des grands intérêts financiers et des marchés qui dépassent parfois la place que les États peuvent prendre ».
Cette mise en garde de Macron intervient à une période où sa cote de popularité est au plus bas dans les sondages, tandis que la grogne populaire est au plus haut ; il n’est pas exclu que cette posture puisse être assimilée, du moins dans les esprits, à une façon discrète et subtile de transférer la responsabilité du gouvernement dans la situation actuelle à un faisceau d’acteurs géopolitiques et aux marchés. C’est du moins ce que révèle le ton alarmiste auquel recourt le chef de l’État.
En effet, se disant préoccupé par la montée de la « lèpre nationaliste » en Europe, il n’hésite pas à comparer la situation actuelle à celle de l’entre-deux-guerres lorsqu’il confie à un quotidien régional (Ouest-France) être « frappé » par la similitude entre la situation actuelle en Europe et celle des années 1930 et appelle à « être lucide » et à « résister ».
– La mémoire au service de l’Europe ?
S’il semble indéniable que la mémoire collective puisse être potentiellement au service d’un idéal tel que l’Europe, l’objet et la nature de la commémoration d’un armistice ne semblent pas, tant s’en faut, aller de soi. C’est en tout cas ce que nous montrent les vives polémiques qui ont vu le jour à l’occasion de cet événement.
En effet, suite à la décision de l’Élysée de ne pas avoir prévu, à l’occasion de la cérémonie du 11 novembre, un défilé militaire, décision qui a été critiquée par une partie de l’opposition de droite, spécialistes et historiens de la Grande guerre soulèvent la question de savoir ce qui, un siècle après, entre la victoire militaire, le retour à la paix parmi les nations ou le deuil des « poilus » doit être célébré.
Même si, aux yeux de certains spécialistes, tels que l’historien militaire Michel Goya, la paix est indissociable de la victoire militaire dont elle serait le corollaire historique. On ne peut, par conséquent concevoir la commémoration de la paix sans rappeler qu’elle fait suite à une victoire militaire des Alliés ou, dit autrement, à « la défaite militaire de l’Allemagne ».
Il insiste, ainsi, sur le fait que : « Techniquement, la paix avec l’Allemagne n’intervient qu’en juin 1919 avec la signature du traité de Versailles… » et qu’elle « … n’a pas été possible sans victoire militaire, ce n’est qu’en la constatant que l’Allemagne a demandé à négocier ».
Seulement, si l’on considère que la signature du Traité de Versailles, imposée à l’Allemagne après la guerre de 1919, fut vécue comme une véritable humiliation pour ces premiers, il n’est guère difficile d’imaginer à quel point est périlleux l’exercice d’une commémoration qui, en célébrant la victoire des vainqueurs infligerait aux vaincus, de facto et une nouvelle fois, l’amertume, voire l’humiliation de leur défaite passée.
D’autres spécialistes de la guerre, tels que Nicolas Offenstadt, défendant le choix de l’Élysée et choisissent de s’exprimer du point de vue des premiers concernés, à savoir les soldats, et soulignent le contresens fondamental qui réside dans la célébration de la victoire.
À ce titre, Offenstadt précise que « La victoire n’est pas du tout un critère pour les soldats […] Les soldats ne voulaient pas se battre pour la victoire, mais pour la paix. Ils voulaient rentrer chez eux », sans oublier de rappeler que « de nombreux poilus sont devenus pacifistes après la guerre ».
On peut, dès lors, comprendre la nécessité pour Emmanuel Macron de s’en tenir à des formules conciliantes dans ses déclarations ; comme celle où il affirme par exemple ne pas vouloir « simplement regarder l’Histoire » ou lorsqu’il dit « Je veux rendre hommage et essayer de comprendre les leçons de cette Histoire. C’est un message de célébration, de mémoire et d’avenir ».
S’il semble difficile de saisir clairement ce qui, à ce niveau, distingue le fait de « simplement regarder l’Histoire » ou « d’essayer de comprendre ses leçons », il semble plus aisé d’entendre que le chef de l’État ne souhaite s’empêtrer dans une longue polémique.
Enfin, s’il reste un point incontestable qui serait susceptible de constituer le socle fondamental du travail de mémoire, c’est bien celui du deuil.
Car finalement, entre une paix et une victoire qui ne sont, somme toute, pas définitives au soir du 11 novembre, il ne reste, au terme de cette hécatombe que fut la Grande guerre et qui a décimé près d’un million et demi d’âmes, qu’une seule chose : la souffrance des soldats, de tous les soldats, qu’ils soient nationaux, légionnaires, spahis et tirailleurs de la « Force Noire », issus des troupes de l’infanterie coloniale et recrutés « au lasso », ces « sujets français » égaux uniquement sur les champs de batailles et qui ont souvent combattu en première ligne où ils se sont vaillamment illustrés, en Europe comme sur le Front d’Orient.
Ils n’auront au mieux, en guise de reconnaissance, que l’image symbolique du Soldat Inconnu.
– Entre exigence historique et devoir de mémoire
Si dissocier la dimension militaire de la commémoration fut un choix qui a fait polémique, la question de l’hommage que le président de la République a prévu de rendre aux huit maréchaux de la Grande guerre, dont Philippe Pétain, a suscité un véritable tollé en relançant une polémique qui semblait avoir été éludée il y a un mois, obligeant l’Élysée à préciser que la cérémonie prévue samedi 10 novembre concernera seulement les maréchaux inhumés aux Invalides, et donc pas le maréchal Pétain.
Mais le mot avait été lâché. Macron qui avait jugé « légitime » de rendre hommage au maréchal Pétain aux Invalides, a étayé ce choix, estimant que le chef de l’État Français et le dirigeant du régime de Vichy avait été « pendant la première guerre mondiale un grand soldat », même s’il a « conduit des choix funestes » lors de la deuxième guerre pour être finalement frappé d’indignité nationale.
Ajoutant : « Il a été un grand soldat, c’est une réalité. La vie politique comme l’humaine nature sont parfois plus complexes que ce qu’on voudrait croire […] J’ai toujours regardé l’histoire de notre pays en face », il avait repris des déclarations similaires faites avant lui à propos du maréchal Pétain par d’autres présidents tels que Charles de Gaulle, Jacques Chirac ou François Mitterrand, sans que ces derniers n’eussent eu à essuyer les mêmes reproches.
Il semble fort probable que cette indignation trouve son explication tout d’abord dans la sémantique employée par Emmanuel Macron qui, tout en accordant la primauté au caractère mémoriel de sa démarche par un jargon précis (itinérance mémorielle), étaye, par contraste, sa posture en légitimant explicitement l’hommage à Philippe Pétain.
Mais, plus que cela, ce qui est reproché au disciple et assistant de Paul Ricoeur que fut Emmanuel Macron c’est précisément cette distorsion qui consiste à faire fi de la différence fondamentale qui existe entre le travail de l’historien, sa démarche scientifique qui lui est propre et qui laisse place au sens de la complexité et le travail de la mémoire, qui est éminemment social et politique, et donc, d’une toute autre nature.
Si la science opère une séparation entre le héros de Verdun de la première guerre et le collaborationniste de la seconde, la mémoire, elle, ne peut tolérer cette distinction jugée dangereuse pour la paix sociale.
En s’autorisant cette confusion de registre, fut-ce pour rallier à sa cause une part de l’électorat « pétainiste », le président Macron semble avoir fait preuve d’une audace qui n’est pas du gout de tout le monde mais qui, in fine, a le mérite de reposer d’éternelles questions : doit-on juger un homme en tenant compte de l’ensemble de sa vie ou seulement sur quelques actes ? La honte peut-elle faire oublier une gloire du passé ? La victoire doit-elle s’effacer, dans la mémoire collective, face à la compromission ?
À ces questions, Emmanuel Macron répond : « non » et il s’inscrit en cela dans la lignée de ses prédécesseurs : un président français doit regarder en face toute l’histoire de France.
Şerafettin Kaygisiz
Source AA