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Décryptage : la réforme constitutionnelle en Turquie

Le 16 avril prochain, les citoyens turcs devront se prononcer sur la réforme constitutionnelle qui va profondément bouleverser la vie politique en Turquie. Composée de 18 chapitres incluant plusieurs articles, la réforme prévoit des amendements dans certains cas et des suppressions dans d’autres cas.

Nous avons décrypté pour vous les articles les plus significatifs afin de vous donner les outils nécessaires à la compréhension du projet de réforme de certains articles de la Constitution.

Le régime de la Turquie

Le régime actuel de la Turquie est un régime républicain doté d’un système parlementaire. La réforme ne concerne pas le régime en soi, mais propose de changer le système de gouvernance actuel par un système de gouvernance présidentielle.

Dans le système actuel, le Président de la République nomme en tant que Premier Ministre le président du parti arrivé en tête des élections et le charge de former le gouvernement. Si ce parti a la majorité au Parlement (Grande Assemblée), il est sûr d’obtenir le vote de confiance.  Si ce n’est pas le cas, alors des tractations sont engagées pour former un gouvernement de coalition.

Avant l’arrivée de l’AKP au pouvoir, la Turquie était généralement gouvernée par des coalitions. Or, ces gouvernements avaient une durée très limitée et des élections anticipées se déroulaient régulièrement faisant perdre au pays du temps et de l’argent inutilement.

De plus, le vote de confiance au gouvernement était un processus inutile car par défaut les partis devaient avoir la majorité ou être en coalition. De ce fait, le gouvernement avait toujours la majorité et l’opposition votait toujours contre. Désormais, il ne sera plus nécessaire d’obtenir le vote de confiance du Parlement pour former un gouvernement.

L’autre élément important à connaître est qu’en 2007, la Turquie a déjà approuvé à 69% une autre réforme constitutionnelle qui a changé le système électoral. En effet, avant 2007, seul le Parlement pouvait élire le Président de la République. Un mandat unique de 7 ans était alors possible. Avec la réforme de 2007, désormais le président est élu au suffrage universel direct. Ce changement a été appliqué la première fois en 2014 et Recep Tayyip Erdoğan a été élu avec 52% dès le premier tour face à 2 autres candidats.

Cette réforme a marqué le début d’un processus menant vers un système présidentiel. Il était inconcevable qu’un Président élu soit doté de moins de pouvoir que son Premier ministre. D’autant que si les deux hommes à la tête de l’État s’entendaient bien cela ne posait pas trop de problèmes. Mais comme cela fut le cas avant l’AKP, en général, le Président et le Premier ministre étaient en permanence dans une lutte conflictuelle de pouvoir.

L’article 104 actuellement en vigueur dans la Constitution,  offre déjà des pouvoirs étendus au Président. Ainsi en 2001, une grosse crise économique avait éclaté lorsque le Président Ahmet Necdet Sezer avait « jeté à la tête » du Premier ministre le livret de la Constitution. Parce qu’il souhaitait démontrer  qu’il avait  tous les pouvoirs contrairement au Premier Ministre.

Après cette grave crise, l’AKP a gagné les élections anticipées. Le Président Ahmet Necdet Sezer alors qu’il avait été à la source de la crise, est resté en place. Pendant toute la durée de son mandat, il s’est opposé à l’AKP et a fait perdre un temps incalculable en refusant la nomination des ministres ou des fonctionnaires et en refusant systématiquement chaque loi votée par le Parlement. En 2007, un président sorti des rangs de l’AKP a débloqué la situation. Abdullah Gul a choisi de faire profil bas face à son Premier Ministre Erdoğan. Il n’a pas utilisé les pouvoirs que la constitution lui conférait.

En 2014, lorsque Recep Tayyip Erdoğan  a fait sa déclaration de candidature à la présidence de la république, il a clairement annoncé la couleur en disant « qu’il serait un Président qui transpire et qui utiliserait ses droits constitutionnels jusqu’au bout. »

Aujourd’hui, l’AKP et le MHP (Parti d’opposition) souhaitent un système qui permettra d’éviter les blocages et éviter ainsi les contraintes évidentes d’une  coalition. Ainsi dans le nouveau système, le chef du gouvernement sera le Président élu au suffrage universel direct. Les gouvernements ne se formeront plus selon les calculs politiques du Parlement mais selon la volonté des citoyens.

Les changements proposés au référendum

Voyons maintenant de plus près ces changements, qui revêtent plus de modifications techniques qu’autre chose.

L’âge légal d’élection est abaissé de 25 à 18 ans

Ainsi par exemple, l’âge légal d’élection est abaissé de 25 à 18 ans comme dans la plupart des pays européens.

Le nombre de député passe de 550 à 600.

Par ailleurs, le nombre de sièges au Parlement passe de 550 à 600. À titre d’exemple, en France cela représente 1 député pour 116 000 habitants alors qu’avec le nouveau système les Turcs auront droit à un député pour 133 000 habitants. Cette augmentation se justifie par la volonté d’améliorer  la  représentativité.

D’autre part, des changements en profondeur sont envisagés.

Le Conseil des Ministres

L’article 8 de la Constitution stipulait le rôle de l’exécutif est assuré par le président et le conseil des ministres. Le conseil des ministres ayant également un rôle de législateur. Désormais, le Président est seul responsable de l’exécutif et il n’y a plus de conseil des ministres. La séparation des pouvoirs est plus nette.

La Justice

L’article 9 exigeait l’indépendance des tribunaux. L’article 9, objet de la réforme, ajoute  la notion d’impartialité.

Limitation des droits fondamentaux

L’article 15 de la constitution régit l’objet et les conditions de restriction des droits fondamentaux. L’article 15, objet de la réforme supprime la possibilité de restreindre ces droits fondamentaux  pendant l’instauration de la loi martiale. La Turquie avait souvent eu recours à la loi martiale. Désormais, cette situation ne permet  plus de restreindre les libertés fondamentales. Par ailleurs, l’obligation du respect des droits internationaux n’est pas modifiée.


Période d’élections

Une des importantes nouveautés est la périodicité de la tenue des élections. Dans le système actuel, les élections législatives se déroulent tous les 4 ans et les présidentielles tous les 5 ans. Désormais, les deux sont fixées le même jour et tous les 5 ans. Cela va permettre de ne plus mobiliser le pays chaque année avec une élection et permet d’assurer au  Président une majorité pour gouverner.

Bien sûr, pour les présidentielles, un détail est à relever : si au premier tour, personne n’obtient la majorité, un second tour est organisé. Néanmoins, les citoyens peuvent accorder leur confiance au candidat d’un parti et aux députés d’un autre parti.

Dans ce cas, le pays ne sera pas paralysé puisque le gouvernement sera en place mais obligera celui-ci à travailler en étroite collaboration avec la majorité parlementaire. 

Le rôle et le pouvoir de l’Assemblée

Dans le système actuel, 90% des lois viennent du Conseil des ministres. Par ailleurs, c’est le conseil des ministres qui promulgue les décrets ayant force de loi. Dans le projet de loi, seul le Parlement pourra proposer des lois. De plus, il continuera d’exercer ses autres fonctions à savoir ratifier les lois, les traités internationaux, déclaration de guerre ou émission de la monnaie. C’est aussi au Parlement de voter le budget final.

D’autres rôles du Parlement sont détaillés  dans les articles suivants.

Surveillance du gouvernement

L’article 98 qui régit la surveillance du gouvernement est également modifié. Ainsi seules les possibilités de déposer une motion de censure et la soumission des questions orales sont supprimées.

Depuis 1923, le Parlement a validé deux fois la motion de censure et à deux reprises  avec l’accord  du gouvernement. La motion de censure est aussi un processus qui ralentit le système de décision. Les députés de la majorité ne votent jamais cette motion car si le gouvernement tombait, des élections anticipées devaient se dérouler.

Pour autant, le Parlement garde la possibilité d’ouvrir une enquête parlementaire sur un ministre ou un vice-président. Son rôle de surveillance reste intact et les délais de réponses obligatoires sont désormais précisés.

 

L’élection du Président

L’article 101 de la constitution a été également modifié de manière conséquente. Ainsi, dans le système actuel seuls les partis politiques ayant obtenu plus de 10% aux dernières élections pouvaient présenter un candidat.

Or avec le nouveau système ce seuil est abaissé à 5% et il est important de noter un processus démocratique novateur qui offre la possibilité au peuple turc, avec 100000 signatures de choisir leur propre candidat à la présidentielle si le choix qui leur est proposé ne leur convient pas.

L’implication des citoyens dans le choix des candidats sera donc directe. Par ailleurs, le président élu ne pourra réaliser que 2 mandats.

Un des sujets les plus débattus a été la suppression du passage obligeant le Président à rompre ses liens avec son parti.
Désormais, le président pourra être à la tête du pays et à la tête de son parti. L’argument principal  réside dans le fait que cela ne remet pas en cause l’impartialité du Président et que c’est de l’hypocrisie de demander de rompre ce lien dans la mesure où ce sont les partis qui désignent les candidats.

Les détracteurs estiment au contraire que la fonction du président et la fonction du Président du parti vont se confondre et surtout que ce changement pourrait dévaloriser la fonction présidentielle. Jusqu’à présent, tous les présidents élus ont gardé des liens officieux avec leurs partis. Cela a parfois généré des tensions entre le successeur et le fondateur/ex-président et d’autres fois il n’y a pas eu de divergences majeures sur cette question. Les défenseurs de cet article estiment que cela mettra un terme à  une situation hypocrite car dans tout le monde  sait que ce lien indéfectible entre un candidat d’un parti devenu Président, existe.


Devoirs et responsabilités du Président

Les devoirs et les responsabilités du président étaient régis par l’article 104. Par ailleurs, l’article 91 qui donnait le droit au conseil des ministres d »‘émettre des décrets ayant force de loi a été supprimé.

D’après l’article 104, le Président reste le chef de l’État et il est le seul responsable de l’exécutif. Il nommera les ministres et le vice-président en précisant le contenu dans un décret présidentiel.

Il continuera de nommer les hauts fonctionnaires. Il pourra gouverner par décret mais sous certaines conditions. Ainsi, ces décrets ne doivent concerner que le pouvoir de l’exécutif dont sont exclus les libertés individuelles et les droits fondamentaux.
Les lois en vigueur ne pourront être modifiées par décret.

Si un décret est en  contradiction avec la loi, la loi fait autorité. En effet le Parlement pourra annuler ces décrets ou voter une autre loi en rapport avec ce décret provoquant ainsi la caducité du décret.

La responsabilité du Président

Dans le système actuel et en dépit de ses pouvoirs étendus, le président ne peut être poursuivi légalement (Immunité présidentielle) sauf pour haute trahison (dont la notion est actuellement très vague)

Désormais, l’article 105 donne la possibilité au Parlement de faire une enquête sur le Président et de le renvoyer devant la justice. En cas d’investigations,  il ne pourra plus dissoudre le Parlement.

D’autre part, ses responsabilités sont maintenues même après la fin de son mandat. Il pourra être poursuivi à tout moment si on découvre des irrégularités à posteriori. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Exemple : le général putschiste Kenan Evren n’a jamais pu être poursuivi en raison de cet article.

Délégation du mandat du Président

Dans le système actuel, l’intérim est assuré par le président de la  Grande Assemblée (Parlement). Désormais, ceux sont les vice-présidents qui en seront chargés.

Par ailleurs, un ministre ou un vice-président ne pourra plus conserver son mandat de député (cumul de mandats). Il devra rendre  son mandat pour prendre ses nouvelles fonctions.  Par ailleurs, la Grande Assemblée pourra désormais voter l’ouverture d’une enquête sur un ministre ou un vice-président.

Élections anticipées

Dans le système actuel, les élections anticipées sont organisées  dans plusieurs cas,  notamment lorsqu’il y a impossibilité de former un gouvernement.

Dans le projet de loi, il est prévu que le Président puisse demander des élections législatives. Dans ce cas, son mandat aussi est remis en jeu et il perd son premier mandat. Si le président dissout le Parlement pendant son second mandat alors il ne peut plus se représenter.

De même, le Parlement peut aussi demander des élections anticipées. Dans ce cas, il remet aussi en jeu  son mandat. En revanche, si le Parlement demande le renouvellement pendant le deuxième mandat du président, celui-ci pourra se représenter.

Cette disposition  est prise pour empêcher un Parlement à majorité d’opposition  de renouveler les élections dès le début du mandat du Président.

La sécurité Nationale

La sécurité nationale est assurée par le président de la République. Il nommait le chef de l’état-major sur proposition du Premier ministre. Désormais ce choix est validé par le Président.

L’état d’urgence

L’article 119 qui définit les conditions de l’état d’urgence a été modifié afin d’y apporter plus de des précisions. Actuellement, le président décrète l’état d’urgence au Conseil des Ministres qu’il préside pour cette occasion selon l’avis du Conseil National de Sécurité sans aval du Parlement.

Dans le projet de réforme, les conditions de l’état d’urgence sont plus précises et donne le pouvoir au Parlement de l’annuler, l’écourter ou le prolonger.

Les tribunaux militaires

Par ailleurs, dans un souci d’équité des citoyens face à la loi,  le projet de réforme de cet article vise à  supprimer les tribunaux militaires, et ne conserver que les tribunaux disciplinaires.

 Le Conseil des  juges et des procureurs

La composition et le nom du conseil est modifié. Désormais il n’a plus de notion de Conseil supérieur des juges et des procureurs (HSYK)  mais simplement Conseil des juges et des procureurs (Conseil de la magistrature en France).

Actuellement, il est composé de 22 personnes dont 16 élus par des hauts fonctionnaires de la magistrature (juges et procureurs gradés). Dorénavant, pour éviter des conflits internes liés  à des élections,  les hauts fonctionnaires ne sont plus concernés par ces nominations. Le Président en nommera toujours 4 tandis que le Parlement pourra en nommer 7 contre 0 actuellement. Il n’y a pas de changement pour le ministère de la justice.

 Le Conseil Constitutionnel

17 membres composaient le Conseil Constitutionnel. Dorénavant, ils seront 15  et le Président n’en nommera plus que 12 au lieu de 14 et la Grande Assemblée toujours 3. Le président et la Grande Assemblée continueront de demander l’avis des hauts fonctionnaires de la magistrature mais n’ont pas l’obligation de le suivre. Ces points n’ont pas été modifiés.

Le Budget

Désormais le budget sera préparé par la présidence de la République. L’Assemblée devra approuvée le budget. Enfin, le Président ne pourra outrepasser le vote de l’Assemblée par décret présidentiel.

Comparaison des deux systèmes

En conclusion, le système actuel donne d’ores et déjà des pouvoirs assez élargis aussi bien au Président de la République qu’au  Premier Ministre. Ses pouvoirs se chevauchent parfois et la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif n’est donc actuellement pas très claire. Le fait d’élire le Président de la République au suffrage universel direct sans lui donner les moyens d’agir est un problème majeur qui engendre de nombreux blocages (c’est actuellement les cas dans de nombreux pays).

Avec cette réforme constitutionnelle, le Président de la République peut être poursuivi devant la justice comme n’importe quel citoyen.  Il ne peut se présenter dorénavant que deux fois.

 Le système judiciaire est en l’état actuel imparfait et victime de polarisations internes liées à un système de nomination inadéquate et source de conflits interne au sein de l’institution de la Magistrature.

Il est à noter que la Turquie, qui a suivi le modèle français de sacralisation de la loi dans ses premiers textes constitutionnels, renforce ainsi l’indépendance de la justice et la légitimité du peuple en augmentant  le nombre de juges éligibles par le Parlement, puisque ce dernier possède une légitimité électorale.

Il permet d’éviter ainsi que des hauts fonctionnaires sous l’influence d’intérêts divergeant à ceux de l’Etat ou du peuple puissent nommer des magistrats par affinités d’intérêts,  donc permet de facto un renforcement de l’indépendance de la justice.

Par ailleurs, le rôle du Parlement est désormais concentré sur le législatif ainsi que la surveillance du Président et de son gouvernement. Le système semble plus ouvert. En période électorale, toutes les administrations sont immobilisées.  La législature est suspendue et les projets sont mis en attentes. Avoir moins de périodes électorales et organiser  deux élections simultanément  comme en France peut réduire la latence de l’État.

Les Occidentaux et les opposants à cette réforme parlent « de pouvoirs étendus pour Erdoğan ». Il est nécessaire de rappeler que cette réforme entrera en vigueur en 2019 seulement. Personne en l’état actuel n’a d’assurance que Recep Tayyip Erdoğan sera réélu en 2019. Comment ses opposants pourraient-ils l’assurer ?

C’est un aveu d’échec de l’opposition de considérer une élection perdue par avance et de reconnaitre avant même la tenue d’élections sa défaite.

Les leaders actuels  de l’opposition ont perdu 7 élections consécutivement et sont pourtant toujours à la tête de leur Parti.

Il est inimaginable en France de voir le président d’un parti conserver sa présidence après autant d’échecs successifs.

L’autoritarisme semble  en conséquence davantage le fait des leaders d’opposition reconduit dans leurs fonctions que celui du gouvernement actuel élu démocratiquement à 52% dès le 1er tour par le peuple turc.

Il n’est pas inutile de rappeler que ce résultat est bien supérieur à la moyenne des présidents élus en France ces dernières années (à peine 28% au 1er tour pour Hollande et 31%pour Sarkozy en 2007). Il faut aussi avoir en tête que la constitution actuelle date de 1982. Elle a été préparée sur mesure pour les putschistes. Le fait de faire un changement important dans cette constitution militaire va permettre une avancée démocratique considérable. La tutelle de l’armée sera enfin abolie et permettra un renforcement et une stabilité de l’Etat.

Depuis des années, tous les partis sans exception ont promis le changement de cette constitution. Tous ont  fait campagne pour le renouvellement. Or quand enfin Recep Tayyip Erdoğan  décide de nettoyer les écuries d’Augias et ainsi renforcer démocratiquement les institutions de la Turquie, certains changent de cap par démagogie et populisme. On ne peut que féliciter l’AKP et le MHP de tenir le cap et féliciter le Huda-Par et le BBP pour leurs soutiens.

Note: la traduction des articles a été réalisée par Medyaturk.Info

FKA