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Turquie : le coup d’état du 28 février marque encore les esprits

Le 28 février est une date importante pour la Turquie. Elle permet de comprendre la situation actuelle. L’Agence Anadolu a interrogé un spécialiste de la politique Turque. Il nous livre les outils qui permet d’avoir un autre regard sur la Turquie.  

Qualifié de « coup d’Etat post-moderne », le mémorandum du 28 février 1997 avait contraint le premier ministre de l’époque, Necmettin Erbakan, à la démission. « C’était la première fois que l’armée imposait ses règles sans prendre les armes », dans un pays habitué à des coups d’Etat tous les 10 ans, fait remarquer Ali Buyukaslan, maître de conférences à l’université de Medipol à Istanbul.

Dans un entretien avec Anadolu, il revient sur la période du 28 février 1997 et les souffrances endurées par un peuple.

Ce spécialiste des médias et des sciences politiques, par ailleurs, ancien professeur à l’université de Strasbourg (France), se souvient que la réunion du Conseil de Sécurité avait duré 9 heures. « Une première dans l’histoire de la République ». Ce fut, dit-il, « une époque où les filles voilées étaient chassées des bancs de l’université et leur droit à l’éducation était bafoué». Un climat de suspicion général régnait, selon le même analyste, à l’égard de tous les conservateurs y compris des entreprises qui subissaient des pressions, en vue de les mettre en difficulté financière ».C’est aussi à cette époque que des centaines d’enseignants, de professeurs et de fonctionnaires « suspectés de radicalisme » ont été limogés, rappelle-t-il.

De hauts gradés ont également été renvoyés de l’armée, sans aucune accusation. De l’avis de Buyukaslan, « on peut donc parler d’un coup d’Etat post-moderne », aux conséquences néfastes : « La Turquie a vécu un de ses pires moments, à cause des médias, de la justice et de l’armée », explique le maître de conférences.

Interférences assassines : depuis la création de la République en 1923, l’armée jouait un rôle de premier plan en Turquie.

Le fondateur de cette nouvelle Turquie (Mustafa Kemal Atatürk président de 1923 à 1938), étant lui-même militaire. Pour le professeur, « l’armée se prend pour la fondatrice de la République. C’est pourquoi, elle se place comme la propriétaire de l’Etat et de la nation». Or, riposte Buyukaslan, « elle ne peut pas endosser un autre rôle que celui d’être au service de ces deux entités ». Au détriment du principe de séparation des pouvoirs, la supposée « grande muette » s’est toujours préoccupée de la politique et a mené ce coup d’Etat postmoderne. Se livrer à une parade avec des tanks dans les rues de Sincan à Ankara « était un message clair, envoyé à l’opinion publique et au gouvernement », analyse le professeur.

Remontant dans le temps, Il fait observer que « la plupart des intellectuels qu’on présente, aujourd’hui, comme démocrates, couraient aux briefings imposés par l’armée, pour ensuite mettre la pression sur le gouvernement », à l’époque. Après une telle démonstration de force, le journal « Hurriyet », titrait: « On n’hésitera pas à utiliser les armes ! ». « C’était des généraux qui menaçaient les hommes politiques, à travers la presse », précise Buyukaslan. Cette même armée, soutenue par des médias, « formait ou destituait des gouvernements ».

Mais qui dit pression dit résistance. Résistance ? Le professeur en exclue une frange. Il se désole du fait que « la plupart des intellectuels connus pour être de grands démocrates de l’époque, se soient rangés derrière l’armée et les magistrats plutôt que la société civile ». Pour autant, il rend hommage à « tous les Turcs qui ont résisté malgré l’emprisonnement et l’exclusion ».

Que devient l’armée en 2017 ?

Après la victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) en 2002, tout le monde pensait que l’armée allait remettre les pendules à l’heure pour ainsi se limiter à ses propres prérogatives. Mais, le 27 avril 2007, on n’a fait que remuer le couteau dans la plaie d’un peuple. À quelques minutes de minuit, l’armée a publié un communiqué appelant à « élire un vrai président kémaliste et laïc ». Une fois de plus, elle « a dicté à un gouvernement démocratiquement élu, quelle politique elle doit mener ».

Le professeur Buyukaslan estime que l’époque du 28 février 1997 est l’une des périodes noires qui jalonnent l’histoire de ce corps de défense. «L’armée n’avait pas pris les armes pour prendre le pouvoir, mais pour imposer le ralliement de la justice et des médias, afin de pousser le gouvernement à la démission », explique-t-il. Le rôle des médias était primordial, dans la mesure où « ils servaient des prétextes à l’armée, en inventant tous les jours de fausses informations ou en diabolisant les milieux conservateurs ». Ainsi, « chaque fille voilée, chaque homme barbu ou chaque soldat religieux devenait un danger pour la République laïque », détaille l’analyste.

Tel qu’il l’extrapole, l’armée ne veut pas perdre ce privilège qu’elle estime acquis à vie. En témoigne « le coup d’Etat manqué du 15 juillet dernier, lancé par le groupe terroriste FETO ». Et le professeur d’ajouter : « L’armée voulait imposer sa vision et le 15 juillet a été le plus meurtrier. Ceux qui ont exécuté un premier ministre en 1960 ont également massacré des centaines de citoyens et en blessé des milliers ».

Les contradictions de l’Union européenne

Face à cette énième intervention musclée et aux risques d’attaques terroristes, « la Turquie doit prendre des décisions difficiles que l’Union Européenne ne doit pas considérer comme autoritaire », soutient le professeur. La question est aussi de savoir « où placer l’attitude de ces pays européens qui non seulement ne font rien contre la montée des extrêmes, mais qui soutiennent plutôt des groupes qu’ils considèrent terroristes, comme le PKK ou le PYD».

L’Union Européenne se trompe, selon l’universitaire, sur l’évaluation de la situation, en critiquant la Turquie. De ce point de vue, il affirme ne pas saisir selon quelle logique auraient procédé « certains occidentaux qui avaient demandé à la Turquie de ne pas pénaliser les délits de certains, sous prétexte qu’ils sont académiciens ou journalistes ». Dénonçant des contradictions européennes, Buyukaslan se demande comment peut-on « défendre la liberté d’expression, mais en même temps pénaliser les personnes qui ne reconnaissent pas le prétendu génocide arménien ». Il se demande, de surcroît, si une armée d’un pays de l’UE pourrait diviser les citoyens de son pays en croyants et non-croyants, laïcs et non laïcs. Il se demande, derechef, si « en 2017, une armée de l’Union pourrait pointer ses armes et ses tanks contre ses propres citoyens ou encore ses propres entreprises ».

Critiquant, dans la même perspective, la politique européenne en matière d’immigration et de gestion des dossiers y afférents, le professeur consent à ce que bon nombre d’Européens « ne respectent pas la dignité humaine et les droits des réfugiés ». Indigné, le professeur poursuit son questionnement : « Est-il possible qu’une armée empêche ses citoyens de pratiquer dignement leur religion, que des milliers d’étudiantes puissent se voir interdire l’accès à l’éducation à cause d’un tissu ? ».

Le peuple turc sait mettre le cœur à l’ouvrage

Vingt ans après, le 28 février 1997, hante encore les esprits en Turquie, dans la mesure où « l’on n’a pas seulement confisqué la liberté de milliers de personnes, mais on a aussi divisé le pays entre pro et anti-laïcs », se désole Buyukaslan. Rassuré, au demeurant, quant au présent et à l’avenir de son pays, le professeur garde confiance en la capacité du peuple turc, qui a de tout temps su mettre le cœur à l’ouvrage dans ses combats pour la démocratie, à parer tout danger menaçant sa cohésion. Autrefois, « des médias avaient prédit que la situation chaotique que vivait le pays aller durer 1000 ans. Mais « le peuple turc s’est approprié sa démocratie et les responsables de ses malheurs commencent à rendre compte devant la justice », se réjouit Buyukaslan.

Source : AA