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Turquie : Le 28 février 1997, le jour où des millions de rêves furent brisés

Plutôt que de faire un coup d’Etat classique, l’armée turque impose au Gouvernement de l’époque, d’appliquer 18 articles pour prétendument sauver le régime turc.

Le 28 février 1997, l’armée turque exigeait, lors de la réunion du Conseil de Sécurité National, l’application de 18 articles, qui étaient censés « sauver » les lois de la révolution mise en place après la fondation de la République de Turquie par Mustafa Kemal Ataturk.

Or, cette intervention de l’armée, directement dans le champ d’action du pouvoir exécutif et législatif, a eu des conséquences sur des milliers de jeunes filles et garçons qui ont dû arrêter leurs études sous prétexte qu’ils ne se conformaient pas à ces lois.

En effet, l’armée turque qui se définissait comme garante de la République, conformément à la Constitution, avait ordonné au gouvernement de l’époque plusieurs directives dont l’application stricte de la laïcité.

21 ans après, la date du 28 février 1997, est toujours considérée par beaucoup de citoyens turcs comme « un des jours le plus sombre » de l’histoire de la Turquie.

L’ingérence de l’armée à travers des coups d’état

Le premier véritable coup d’Etat sous la République a eu lieu le 27 mai 1960. L’armée avait alors jugé que le gouvernement menait « des politiques contraires à la révolution » de Mustafa Kemal Ataturk, fondateur en 1923 de la République de Turquie.

Ensuite, le 12 mars 1971, l’armée est de nouveau entrée en scène en exigeant la démission du gouvernement puis pratiquement 10 ans après, l’armée a estimé, de nouveau, qu’elle était en droit de mettre fin à la démocratie et de prendre le pouvoir le 12 septembre 1980.

Or, un événement inédit va bouleverser l’histoire de la Turquie et remettre l’armée dans la scène politique.

En effet, pour la première fois, le parti conservateur Refah Partisi (Parti de la Prospérité – RP) de Necmettin Erbakan arrive en tête lors des élections législatives du 24 décembre 1995 avec 21.4% des voix. Mais ce score, était insuffisant pour former seul un gouvernement.

Malgré cette victoire du parti d’Erbakan, sous la pression de l’armée, le président de la République Suleyman Demirel charge Tansu Ciller (Parti de la juste voie – DYP) et Mesut Yilmaz (Parti de la Mère Patrie – ANAP) de former un gouvernement.

Pourtant, cette coalition ne fonctionne pas et le président, Suleyman Demirel n’a eu d’autre choix que de charger Necmettin Erbakan, de former un nouveau gouvernement. Une fois de plus, c’est une situation inédite en Turquie. Pour la première fois, un leader considéré par ses détracteurs comme fondamentaliste, devient premier ministre de la coalition RP-DYP.

Engin Senol, ancien directeur de l’information à la chaîne privée turque TGRT, considère cet événement « comme une tache noire pour la démocratie turque ».  Pour lui, il n’y a guère de doute : « c’était un coup d’Etat caché ».

« L’armée a utilisé des moyens modernes, tels que le pouvoir des médias. Les conséquences ont été désastreuses, et durent jusqu’à aujourd’hui « , poursuit-il. Les médias turcs qualifient désormais cette période de « coup d’état post-moderne ».

Engin Senol, explique le processus qui a mené à cette réunion de Conseil de Sécurité du 28 février 1997.

Il relate pour Anadolu, une anecdote emblématique sur les pressions que les médias conservateurs subissaient à l’époque.

D’après son récit, il décide de faire une émission en direct avec quatre maires de grandes villes dont celui d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan et celui d’Ankara, Melih Gokcek qui sont affiliés au Refah Partisi.

Les maires sont dans leurs maisons respectives et la vie familiale est abordée. Le problème, l’épouse de Recep Tayyip Erdogan est voilée et il est impensable que des femmes voilées puissent être vedette à la télé.

« Nous étions en pause lorsque la régie a décidé de stopper subitement le direct et j’ai dû quitter mon poste de directeur sous la pression des militaires », affirme Engin Senol qui est devenu aujourd’hui spécialiste des désinformations.

Bien que le gouvernement d’Erbakan, entame des réformes économiques, augmente les salaires, baisse le déficit budgétaire, l’armée s’inquiète d’une « islamisation de la société » et le fait savoir par des briefings où les journalistes sont invités.

C’est ainsi que le 28 février 1997, l’armée convoque un conseil de Sécurité Nationale (Milli Guvenlik Kurulu) où le chef de l’état-major a autant de pouvoir que le premier ministre.

Durant ce conseil, l’armée exige l’application de 18 articles. Ainsi, sans faire à proprement dire un coup d’état, les militaires n’hésitent pas à dicter au gouvernement démocratiquement élu, la ligne de conduite qu’il doit adopter sur la politique éducative et sociale et même vestimentaire.

Ainsi, selon le mémorandum publié, le 6 ème article ordonne l’augmentation de la durée de la primaire obligatoire de 4 ans à 8 ans. Cette exigence a un sens particulier dans la mesure où beaucoup de familles envoyaient leurs enfants dans les collèges religieuses appelaient « Imam hatip » après la primaire.

Autre exemple, l’article 7 qui stipule que les lycées d’Imam Hatip (suite des collèges) soient considérés comme des lycées professionnels et que les notes obtenues par ceux qui sont diplômés de ces écoles aient un coefficient largement inférieur aux lycées normaux.

Ainsi, un élève qui avait une très bonne note de fin d’année ne pouvait espérer aller ni à la fac de médecine, ni de droit, ni autre école prestigieuse.

Le gouvernement de Necmettin Erbakan a rejeté toutes ces exigences mais l’ombre d’un coup d’état réel, a tellement pesé que ce dernier a quitté son poste le 18 juin 1997.  Le gouvernement qui a succédé et qui avait reçu l’aval de l’armée a rapidement appliqué « les conseils » de l’armée.

C’est ainsi que des filles qui rêvaient de devenir médecins, juges, avocates ont dû abandonner l’école car non seulement elles étaient élèves dans ces lycées religieux mais étaient également voilées.

« J’avais 17 ans quand ces décisions furent appliquées » raconte à Anadolu, Seyyit Kotan, devenu depuis père de famille et ingénieur en informatique grâce à la loi d’amnistie.

« Beaucoup de jeunes ont dû choisir des écoles pas très réputées fautes de points suffisants. Nous étions considérés comme des pestiférés. Nous avons cherché des moyens pour continuer nos études. Toutes nos tentatives se sont soldées par un échec » se remémore le jeune homme.

Même si c’était les écoles religieuses dans le viseur de l’armée, tous les lycées qui n’étaient pas de la filière générale avaient subi le même sort. Ainsi, les étudiants des lycées techniques, ne pouvaient espérer faire des études supérieures.

« Je voulais devenir ingénieur en électronique, j’avais choisi le lycée technique, mais ils nous ont dit que nous ne pourrions être autre chose que des ouvriers pour l’industrie tandis que ceux qui ont étudié au lycée général sont devenus ingénieurs », s’insurge, Hasan Uludag.

Aujourd’hui, il n’y a plus aucune restriction concernant la poursuite d’études supérieures aussi bien au niveau des interdictions vestimentaires que du type d’école choisi. Pourtant, l’ombre de 28 février 1997 continue de hanter des millions de jeunes qui ont vu leurs rêves se briser.

 

Fatih KARAKAYA
Source AA